Une manière de regarder la lune

Sculpture Paysage, Horizons, 2019, branches ramassées, fils de coton, épingles, bocaux donnés, sel, papier cristal, argiles prélévées, pierres récoltées, cire, réalisée à POLLEN, Monflanquin, photo. D.Delpoux, Tsama do Paço.

Je travaille avec le paysage, avec son image, mais surtout sa matière et les artéfacts que l’on produit à partir de son espace ou de données informatives, comme les cartes.
Je marche et regarde, puis ramasse. Je marche pour vivre et faire vivre des paysages. L’acte de marcher, pas à pas, au fur et à mesure est un déplacement de matières dans l’espace et le temps. Le corps laisse des empreintes, enregistre les atmosphères, collecte et emmène des traces. Lors de mes arpentages, je trouve le sujet et les matériaux: le sol, les pierres, les branches. Je les accepte tels qu’ils sont. Ce sont leurs caractéristiques visuelles et tactiles, physiques, qui donnent les directions. Je relève des détails seulement. J’invente ce qui est déjà présent en en décrivant différentes strates.
C’est à la fois entrer dans un milieu par l’acte de marcher et l’explorer physiquement, mais aussi accompagner cette expérience sensible de connaissances scientifiques. Dans l’atelier, les couches de signes, de symboles, d’informations se juxtaposent à la matière. Différents îlots émergent parallèlement et se rencontrent pour former un ensemble. Les profils topographiques, les cartes, autant que les fragments prélevés sont des détails mais aussi , en eux-même, des paysages.
L’installation proposée ici est une sculpture-paysage composée de divers éléments et plans successifs. C’est un paysage à plusieurs étages, fait de couches. Il est pluriel et paradoxal, tant par les matériaux utilisés que par les aspects de paysage qu’il contient.
Sont assemblées par superpositions et juxtapositions diverses traductions formelles et sensibles de l’expérience de la marche. Chaque partie est liée au tout, chaque hétérogénéité est perçue comme une diversité coexistant avec les autres. Ceci est rendu visible autant par la sculpture de l’espace que par la proposition d’une fluidité des choses par leur changements multiples d’état dans le temps. Avec le temps tout est plastique et devient paysage.

Le titre de l’exposition est inspiré d’un texte de Zhang Dai ( 1689- 1597 ).

‘’ il y a ceux qui mènent grand train et sont censés regarder la lune, mais en fait (…) ne la voient pas : c’est leur manière de regarder la lune’’.
‘’ il y a celles qui, parlant très fort, coulent des regards à gauche et à droite. La lune est au-dessus de leur tête, mais elles ne la regardent pas : c’est leur manière de regarder la lune’’.
‘’ il y a ceux qui savourent lentement une coupe de vin (…) accompagnés en sourdine par des flûtes et des luths (…). Ils regardent la lune, mais désirent surtout qu’on les regarde la regarder : c’est leur manière de regarder la lune’’.
« il y a ceux qui simulent l’ivresse et improvisent des chansons. Ils regardent à la fois la lune, ceux qui la regardent et ceux qui ne la regardent pas, mais en fait il ne regarde rien : c’est leur manière de regarder la lune’’.
‘’ Des coupes en porcelaine blanche circulent silencieusement entre des amis de bonne compagnie assis ensemble au clair de lune (…). Ils regardent la lune, mais comme personne ne les voit la regarder, ils n’ont pas à montrer qu’ils la regardent : c’est leur manière de regarder la lune.’’                                                                                                                                                                                                                                                                  

Augustin Berque, Les raisons du paysage de la Chine antique aux environnements de synthèse, Éd.Hazan, 1995, p.77-78.

Je vous propose de randonner avec les yeux.

1). Après avoir franchi la porte d’entrée, laisser la rue derrière vous et virer légèrement vers la gauche en, contournant un point de vue sur le sol ( variante 3 bis ), le long d’un mur blanc. Poursuivre jusqu’au point d’observation que vous souhaitez sur l’espace sculpté à votre droite. Attention, sur ce passage un projecteur fait obstacle. Tourner sur vous même dans cette direction.
Au premier plan, une ligne de branches fait relief. Puis, quatre lignes, que le regard sépare ou brouille, amplifient la profondeur horizontalement tout en ajoutant un étagement vertical. Une ligne fait horizon, à plusieurs, elles deviennent paysage. La succession de lignes offre au regard différents possibles dans des jeux de « devant-proches » et de « derrières-lointain ». Les branches d’un arbre sont, pour moi, riches de paysages invisibles.
L’oeil passe entre les plans, peut intervertir ceux-ci, ou divaguer en engageant le corps également dans des déplacements: plus-haut ou plus-bas, plus à droite ou plus à gauche.
Nous sommes pris dans un paradoxe, car si nous semblons être invité à entrer, nous risquons, par cet acte de détruire l’équilibre précaire dans lequel chaque branche se trouve et grâce auquel elle se lie aux autres. La seule présence de l’horizon instaure celle de paradoxe.Cette ligne imaginaire échappe au langage de la logique et s’exprime par des termes opposés: « frontière-ouvrante ». J’aime cette diversité mouvante du paysage et l’infinité de perspectives nouvelles sur le monde offert par la ligne d’horizon.

2). Laisser le regard dépasser les lignes de branches et s’enfoncer jusqu’au mur du fond. Une autre ligne trace un relief au moyen d’épingles et de fil. Il s’agit des dénivelés de profils topographiques correspondants aux marches autour de Monflanquin, Paulhiac, Gavaudun, Lacapelle-Biron, Blanqueforts-sur-Briolance et Sauveterre-la-Lémance.
La marche permet de faire l’expérience de la mouvance de l’horizon. C’est le sol, surélevé à la hauteur du regard qui devient horizon. Le sol découpe un contour dans le ciel.
Les déplacements de la ligne d’horizon d’un plan à un autre provoqué par la succession de lignes se poursuit par un autre mouvement, temporel cette fois. Si le regard descend jusqu’au sol, en bas des fils, au niveau des bocaux en verre, une contamination blanchâtre propose un paysage supplémentaire. Cet élément blanc est du sel. Il est contenu dans les bocaux pleins d’eau sursaturée. Les fils bleus qui y trempent sont tendus par de petits paquets de déchets. Quelque chose d’invisible se passe en dessous. Cristallisant et grimpant verticalement le long des fils et horizontalement sur le verre et le bois, le sel prend son temps. Peut-être qu’il continuera son ascension. Peut-être que les déchets faisant poids se minéraliseront. Mais pour l’instant, il ne nous est proposé que d’imaginer un temps autre, géologique et laisser faire. Il absorbe toute tentative de maitrise de la matière dans le devenir.

3). Poursuivez le chemin vers un dessin cartographique. On y retrouve les lignes, entre paysage et horizon. Approchez-vous de ces relevés, en tout petit les termes D255, N10… inscrivent, au bord des lignes, le nom de routes. Elles constituent des rivières imperméables, une peau à la fois « naturelle » et « artificielle ».
Toute l’installation est constituée de cette coproduction entre nature et artifice, entre présence de la matière et représentation.

-> Variante 3 bis). Un détour est possible avant d’emprunter la suite du parcours. Revenez sur vos pas vers la vitrine.
Quelques prélèvement de marche forment un sol ambigu. Une fois encore, un matériau « naturel » a été recueilli, des argiles du lac de Cuzorn, associés à un artéfact « culturel », une tomette.
Chaque hexagone est une couleur de sol, son épaisseur dépend de la quantité prélevée et séparée des blocs bruts. Ils témoignent d’une couche dans l’histoire géologique. Sur l’étalement de ces couches, d’autres histoires trônent par la présence de pierres d’ici ou d’ailleurs. Il est question d’ histoires passées et futures. La juxtaposition d’éléments raconte le devenir des roches qui se dirigent vers le rien ou d’autres choses. De même avec les trois petites récoltes sur les sentiers: un lichen, une pierre et une feuille qui sont surélevés par une excroissance de cire blanche. Celle-ci les détache un peu du sol pour nous inciter à regarder plus attentivement les fragments. Elle les rend précieux par le temps qui leur a été accordé.

La sculpture est une expérience sensible traduisant l’expérience de la valeur esthétique du paysage, non comme représentation mais comme expérience à vivre.